Parmi toutes les catastrophes naturelles qui, au Moyen âge, frappèrent l'Occident, la chute du Mont Granier, dans le massif de Chartreuse en Savoie, à la fin de l'année 1248, fut l'une des plus meurtrières. Son retentissement, comme en témoignent les écrits de l'époque, fut immense dans toute l'Europe. Si les géologues, comme J. Goguel et A. Pachoùd en 1972, ont bien étudié le phénomène de l'écroulement du Granier (1), les historiens en revanche n'ont guère abordé ces dernières années l'analyse des textes médiévaux et modernes présentant la catastrophe.
Les secrets du mont Granier (d’après Jean-Yves Maugendre Galerie Eurêka)
Une nuit de novembre 1248, le Granier s’effondrait, ensevelissant, aux dires des chroniqueurs médiévaux, plusieurs localités et des milliers de victimes.
Le souvenir de cet effondrement n’a pas été effacé de la mémoire collective et les pèlerinages réguliers au sanctuaire Notre Dame de Myans ont contribué, au cours de l’histoire, à le perpétuer.
Les géologues ont les premiers réouvert le dossier et à la suite des institutions d’A. GUILLOMIN publiées dans la revue de géographie Alpine en 1937, J. GOGUEL, et A. PACHOUD ont pu mettre en évidence que cet accident constituait essentiellement en un formidable glissement de couches
marneuses, phénomène très différent du gigantesque éboulement rocheux que l’on imaginait depuis des siècles.
La catastrophe du Granier
La catastrophe a-t-elle fait l’objet de récits de témoins oculaires ?
Non, nous ne disposons d’aucun récit de la main d’un témoin oculaire comme cela avait pu être le cas lors de la catastrophe de Grenoble en 1219 (inondation due à la rupture du barrage du lac Saint Laurent) grâce au témoignage direct de l’évêque de Grenoble, Jean de Sassenage.
En fait, nous disposons pour le Granier, de 9 chroniques différentes rédigées après la catastrophe aujourd’hui attribuées à 6 auteurs, l’un deux Matthieu Paris faisant référence à l’évènement dans 4 textes différents.
Ces textes constituent-ils néanmoins une relation descriptive, précise et convergente ? Non, En première lecture, ils ne permettent d’établir de manière convergente une date précise de la catastrophe ni les causes du descriptif de son déroulement indiscutables ni un réel état des dégâts (localisation et importance d’agglomérations englouties, nombre de victimes). Toutefois, ces textes réexaminés avec les méthodes contemporaines des sciences historiques, recèlent un grand nombre d’informations. Ainsi, cette approche permet d’élaborer des hypothèses sur le contexte culturel, social et politique au sein duquel cette catastrophe survit.
Trois auteurs, Etienne de Bourbon, Matthieu Paris et le rédacteur anonyme d’Erfurt présentent la catastrophe 10 ans après qu’elle se fut produite. Fra Salimbene quand à lui prend connaissance très rapidement de la nouvelle, sous forme de rumeur et en vérifie scrupuleusement le fondement en
Première représentation connue de la catastrophe du Granier –Gravure sur bois
extraite du Liber chronicarum de Hartman Schedel, Nuremberg, 1493.
1249 lors de son passage en Savoie. Les faits seront retranscrits dans sa chronique rédigée vers les
années 1282-1283.
Les causes de la catastrophe à travers les récits des chroniqueurs :
Les causes naturelles :
Un tremblement de terre : Le bénédictin Anglais Mathieu Paris se réfère pour cela à Aristote
qui explique que les éboulements trouvent leur origine dans les cavernes (phénomène
d’échos) et qu’ils s’accompagnent d’un raz de marée. Hors en 1248, il y a eu effectivement
un raz de marée et le Mont Granier dispose en outre de nombreuses cavernes.
Une érosion des rochers due à l’action de l’eau : Le franciscain, Fra Salimbene invoque la
catastrophe par le biais d’une citation du livre de Job.
Les causes surnaturelles :
Vengeance divine exercée à l’encontre de Jacques Bonivard, coupable d’avoir
injustement acquis un prieuré sous la montagne, invoqué par le chroniqueur Etienne de
Bourbon. L’histoire : Un clerc, Jacques Bonnivard est ambitieux et égoïste. Il se serait
rendu à Lyon pour se faire attribuer le prieuré du Granier. Après le succès de son
entreprise les nouveaux occupants et leurs invités font une grande fête au milieu de la
nuit. La justice divine, pour les punir provoqua l’effondrement de la montagne, écrasant
quelques milliers d’habitants.
Vengeance divine à l’égard des savoyards coupables des péchés les plus graves (usures,
simonie, vols, empoisonnements et assassinats de voyageurs) invoquée par le
chroniqueur anglais Mathieu Paris dans sa « Grande Chronique ». L’histoire : Le roi
d’Angleterre Henry III, épouse Eléonore de Provence qui fait venir en Angleterre de
nombreux patriotes de Savoie. Pour le chroniqueur, les savoyards se seraient très mal
comportés. Mathieu Paris exprime ainsi le sentiment anti-savoyards des anglais.
Que sait-on du territoire sur lequel survient la catastrophe ?
Lorsqu’ils relatent les événements de 1248, les chroniqueurs du XIIIème siècle, évoquent un pays
prospère, parsemés de villages et d’établissements religieux engloutis par la catastrophe. En fait, les
environs de Saint André dans la première moitié du XIIIème siècle sont très mal éclairés par les
sources. Paradoxalement, la région des futures Abymes est mieux documentée pour le XIIème que
pour le XIIIème siècle et ceci grâce à une source unique, le cartulaire de Saint Hugues. Ce recueil de
250 actes rédigé probablement dans la première décennie du XIIème siècle témoigne de l’œuvre
entreprise par l’évêque de Grenoble, Hugues de Châteauneuf durant son épiscopat de 1082 à 1132,
pour relever son diocèse dans le cadre de la réforme Grégorienne. Malgré son antériorité de plus
d’un siècle à la catastrophe, ce cartulaire constitue en fait le seul document dressant un tableau de
l’occupation du sol, de l’habitat et de la mise en valeur de son terrain au XIIème siècle.
L’habitat : Pour l’historien Fabrice Mouthon, la structure du peuplement du XIIème
siècle était probablement de type semi-dispersé, en hameaux, comme elle l’est
restée majoritairement en Savoie et Dauphiné
La mise en valeur des terrains : Lorsqu’il se réfère au Cartulaire de Saint Hugues, le
même historien ressort l’idée d’une campagne bien mise en valeur où même les
espaces incultes pouvaient faire l’objet d’une exploitation. Au début du XIIème
siècle, le cœur des abymes pourrait donc avoir été depuis longtemps peuplé et
soigneusement mis en valeur
Les villages et hameaux disparus : Pour l’abbé Trepier qui a longuement étudié le
Pouillé du cartulaire de Saint Hugues, les cinq villages engloutis par le glissement de
1248 sont : Cognin, Vourey, Saint-André, Granier et Saint Pérange.
Carte anonyme du XVIe siècle, archives départementales de l’Isère.
Le nombre de victimes à travers le récit des chroniqueurs du XIIIème siècle :
Pour l’historien Jacques Berlioz, l’écart entre les chiffres extrêmes de disparus s’étend de 1 à 10.
C’est Mathieu Paris qui fournit les chiffres les plus forts en annonçant 10000 victimes, Martin le
Polonais avance le chiffre de 5000 victimes, Fra Salimbene s’en tient à 4000. Le chiffre le plus bas,
près de 1000 morts, est proposé par les « Annales d’Erfurt », dont l’auteur a semble-t-il exploité une
tradition orale.
Le nombre de victimes aujourd’hui : une estimation nettement revue à la baisse. Pour l’historien
Christian Guillere, il ne faut pas prendre les chiffres annoncés par les chroniqueurs pour argent
comptant. Pour lui le nombre moyen de 500 victimes annoncé par les chroniqueurs au XIIIème siècle
est surévalué. D’apès les dernières études, la surface recouverte par le glissement du Granier est de
32km². Dans ce cas, l’hypothèse fantaisiste de 5000 victimes équivaudrait à une densité de
population de 156 habitants au km². Hors, à la même époque, en Ile de France qui était alors la
surface la plus peuplée, on comptait de 15 à 17 feux par km² soit une densité de population de 80
habitants au km². (La notion de feu au Moyen-Age correspond en gros à une famille ont la moyenne
est de 5 membres).
Si l’on applique ce dernier chiffre à la surface recouverte par les éboulis, nous obtenons une
population de 2500 habitants. Hors cette région était loin d’avoir la densité de population de l’Ile de
France, ce que confirme le cartulaire de Saint Hugues au XIIème siècle qui fait état d’une trentaine de
feux recensés par village. Dans cette hypothèse nous obtenons le chiffre de 900 victimes de la
catastrophe, chiffre très proche de l’estimation avancée par le chroniqueur anonyme d’Erfurt. Une
seule incertitude toutefois subsiste : la dimension de Saint André.
Au XIIIème siècle, Saint-André, siège du Décanat de Savoie était-il un modeste village comme
l’affirment de récentes recherches, ou une petite ville comme l’atteste le récit de Jacques Fodéré au
XVIème siècle ou bien encore Saint-André avait-elle la dimension de Montmélian ou de Chambéry à
la même époque ?
Mappe 232 bis : Nouvelles limites des Marches de 1760, 1762